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Le spectre humain

Publié le dimanche 15 décembre 2024

Partie de la série : Comment ça va ?

L'acceptation radicale dans la confiance

Souvent, on se plaint du comportement d’une personne. «il est relou», «elle abuse»... Mais jamais on ne se permettrait de dire de telle chose d’une personne handicapée. Il serait très peu convenable de dire d’une personne en fauteuil roulant qu’elle «exagère à ne jamais vouloir prendre l’escalier». La ligne qui sépare un comportement problématique et un comportement compréhensible est très fine. Elle dépend des communautés, de la culture, des intentions supposées de la personne parfois. 

Néanmoins, j’ai l’impression qu’elle évolue (et selon moi dans la bonne direction !), de plus en plus de choix et de contraintes deviennent normalisées dans la société. On disait auparavant qu’un enfant était «trop sensible» et qu’il fallait l’endurcir, on dit maintenant qu’il est «hypersensible» et qu’il ne faut pas le brusquer. On parlait auparavant d’insolence ou de manque de respect, on ne peut plus utiliser ces mots aujourd’hui lorsque l’élève en question a un TDAH diagnostiqué. Cette ligne progresse sur de nombreux autres sujets. Là où jusqu’à récemment (et beaucoup encore aujourd’hui hélas) les règles étaient un souci et c’était aux femmes de prendre sur elles pour cacher les difficultés et assurer un bon travail, on commence à voir se déployer des environnements qui prennent conscience que c’est à eux de s’adapter à la biologie, et certainement pas l’inverse. Il y a un peu, on parlait de timidité, et on critiquait le manque de leadership. Aujourd’hui, on parle d’introversion, et on essaye de s’adapter à tous les profils.

En dressant cette liste d’exemples, je réalise à quel point la ligne s’est déplacée sur les dernières générations, et ça me remplit de joie. Mais néanmoins il y a quelque chose qui me dérange.

La direction du progrès moral sur ce domaine est très claire : on s’oriente vers plus d'acceptation, et on cesse de réprouver ce qui ne nous dérange pas. Pourtant, il faut toujours attendre de «mettre un mot» sur une situation, pour la légitimer, et avoir une chance que les gens s’adaptent à la condition d’une personne. J’ai beaucoup d’exemples très personnels de ce phénomène. De nombreuses fois j’ai pu demander autour de moi à ce que l’on parle légèrement moins fort s'il vous plaît, parce que j’ai vraiment mal à la tête, dans un contexte où ma présence était requise, et où il n’y avait pas lieu de parler très fort. Les gens s’exécutent souvent, puis oublient, le volume remonte, et je redemande très innocemment. Au bout d’un moment, cela déclenche de la colère, et mes demandes sont qualifiées de caprices. Parfois j’abandonne, et je m’éclipse, parfois je pose le mot : j’ai une «migraine ophtalmique» extrêmement intense. Dès que les mots de «migraine ophtalmique» sont posés, l’atmosphère change. Les gens se concertent, ils marmonnent que «ah oui ça fait mal ça», et instantanément, demander que l’on parle moins fort devient un droit.

Mais, mais avant de mentionner la migraine ophtalmique, je n’avais pas du tout minimisé l’intensité de ma douleur, je n’avais rien omis du lien direct entre le volume sonore et mon mal de tête… Dès que le corps médical met un mot officiel, tous les droits sont accordés : c’est du sérieux. Mais tant que l'on articule une demande inhabituelle qui n’a pas encore été légitimée par une instance supérieure, elle est rejetée dès qu’elle demande de sortir un tout petit peu de ses habitudes. Il s'agit presque pour moi d'une présomption de non-innocence. Et ça me dérange. Les personnes qui comptent pour nous ne devraient pas avoir besoin de passer par un parcours diagnostique interminable, ou pire, attendre qu’une civilisation entière évolue sur quelque sujet spécifique, pour qu’on prenne soin d’elles.

Heureusement, j’ai l’impression que le progrès n’avance pas de façon constante, il accélère, et alors que jusqu’à aujourd’hui il restait timidement derrière la ligne de la compréhension scientifique, j’ai la sensation qu’il y a depuis quelques années un nouveau processus à l'œuvre. Ce processus, c’est la description toujours plus fine et la sensibilisation culturelle à la notion de spectre autistique, et à la neurodiversité. Le terme de «spectre autistique» ne me paraît moins utile que celui de «neurodiversité», mais je le mentionne néanmoins parce que je le trouve plus joli à l’oreille. Cette sensibilisation prend une forme un peu différente de ce qui a eu lieu jusque là : Du contenu est créé en masse, des témoignages sont enregistrés et diffusés, et les gens parlent, créent des communautés, échangent, les institutions prennent le sujet au sérieux petit à petit, et établissent des chartes d’inclusion, des règles, des dispositifs. Et pour une fois, tout cela va (bien trop lentement mais) plus vite que la science qui décrit et explique ces neurodiversités. Pour une fois, la culture populaire s’est emparée du sujet, et accepte et se veut devenir inclusive plus vite que les grandes instances ne peuvent pondre des mots pour compartimenter et légitimer les neurodiversités. Et ça, c’est ouf. Mais ce n’est pas suffisant.

«Si vous savez que vous serez convaincu de quelque chose dans le futur, alors il faut agir dès maintenant comme si vous en étiez convaincu.»

(citation qui n’est pas de moi mais dont je ne retrouve plus la source…)

Si on aime une personne, et si cette personne souffre, c’est triste.
C’est d’une évidence absolue, mais ce n’est pourtant pas ce qui dicte la plupart de nos comportements. On applique souvent plutôt la règle suivante :
Si on aime une personne, et si cette personne souffre, et si cette souffrance est justifiée et bien décrite, alors c’est triste, sinon c’est un peu casse-pied.

Nous comprenons encore très mal notre fonctionnement (en tant qu’espèce), et je suis sûr qu’un jour nous comprendrons beaucoup mieux, et que de nombreuses souffrances que l’on ignore, ou que l’on cause, chez soi-même et chez les autres, nous paraîtrons aussi impensable dans quelque temps, que les punitions corporelles sur les enfants nous paraissent impensables aujourd’hui. Pourquoi attendre ?

Dans le domaine des neurodiversité est apparu une astuce très intéressante : plutôt que de parler d’autisme, et de dresser une liste de critères complexes et ramifiée, sans cesse mise à jour, on parle maintenant de spectre autistique. C’est une élégante manière de dire que les choses sont compliquées, que l’on ne peut pas tirer des conclusions mécaniques de deux trois observations, mais que toute personne sur le spectre autistique mérite notre considération, et ne doit pas être rejetée pour ses différences, mais au contraire entendue pour ce qu'elle a à dire, et intégrée.

Je vous présente, le spectre humain

Je propose l’introduction de la notion de spectre humain. Nous ne savons vraiment pas très bien comment on fonctionne, déjà soi-même, et encore moins les autres. Mais faisons l’hypothèse une seconde que lorsqu’il y a une tension, une demande, ou une souffrance, il ne faut peut-être pas l’écarter d’un geste de la main, et au contraire écouter la personne, parce que ce qu’elle a à dire est important, et que ce n’est pas un caprice, ce n’est pas un détail si elle dit que ce n’en sont pas. C’est un symptôme, un symptôme dû à son appartenance au spectre humain, ce spectre si complexe qui regroupe et (n’)explique (pas)  toutes les bizarreries, toutes les anomalies, toutes les étrangetés de chaque personne, et devrait être une raison suffisante pour essayer de s’adapter et d’aider les personnes que l'on aime.

Prenez soin de vous.